Séverine Daucourt, poétesse et auteure (éditions Lanskine), m’a fait l’honneur de poser des mots sur cette série :

Qui de la terre ou de la mer ?

“Drôle de paradoxe que ce statisme qui ne signe pas l’arrêt ni le geste déserté mais, au contraire, cerne une étendue en mouvement dans laquelle la vie explose. Hélène Brugnes saisit ce qui passe, capture du regard, et le temps et l’espace, avec un art photographique qui fixe la sensation-même de mouvement et défie le temps avec la perfection de l’instantanéité.

Regardons. Le lieu n’est pas vraiment un lieu – si ce n’est de passage. On reconnaît l’Inde, malgré le renoncement décisif à la couleur qui pourtant parfois la résume. Il s’agit de Marine Drive, long boulevard au sud de la ville de Mumbai. On trouve la mer, la terre, des promeneurs, un littoral urbanisé. On voit des gestes, des cadences, des actions, des désordres pris sur le vif de leur poésie, de leur force et de leur charme. Mais dans chaque image, ce qui frappe, c’est que le sujet qui sur-le-champ s’impose, n’est pas l’objet de la photo. Ce qui nous saute aux yeux aussitôt se dissout et propage au reste de la scène son pigment, comme le ferait une goutte d’encre répandue sur la page, accident à la fois graphique et signifiant. De ce mouvement opéré en nous par l’image, jaillit alors une composition seconde qui devient la matière du regard. C’est (encore) un passage, d’une signification à une autre, plus absolue.

On ne sait plus qui réfléchit quoi. Tout bouge, sauf le vent. Les scooters sont immobiles et c’est l’œil qui dévale la rue. Le littoral se courbe. Qui, de la mer ou de la terre, prend le virage et vers quoi ? On ne voit pas ce que l’on croit. Le noir et blanc renforce le trouble, brouille la hiérarchie des plans, donne encore plus de densité à cette anti-évanescence (malgré la récurrence du voile et des envolées), à ces épiphanies indiennes, urbaines et contemporaines. Le selfie est magnifié, chorégraphié par un majestueux quatuor de corps et d’étoffes, et le jeune couple célèbre son amour avec un smartphone. Est-ce notre jugement ou leur insouciance qui défigure au loin le paysage ? Une fillette avance avec la vitesse et la solitude d’une grande personne. Sa grâce foule le béton…

Devant chaque photo, le regard est comme « mouvementé ».

Le travail d’Hélène Brugnes recèle, derrière son élégance limpide, une grande complexité. Il met en joue comme en jeu plusieurs lignes de démarcation : entre dedans et dehors, entre instant et histoire, présent et futur, entre l’humain et le paysage, entre regard et objet, vitesse et immobilité, entre eux et nous, entre terre et mer… La beauté de ces images, aux vues incroyablement intriquées, procède d’un art subtil de la superposition : on y voit d’abord un geste dans un lieu, que l’on déroule l’un vers l’autre jusqu’à percevoir l’ensemble des gestes perpétrés dans ce lieu et leur impact sur le monde.”

Séverine Daucourt Paris mars 2019