LE JOURNAL AU TEMPS DU CHAOS
A 85 ans, ma mère apprend qu’elle est atteinte de dégénérescence maculaire. On parle d’une
tache noire qui va désormais s’étendre et dégrader la perception au centre de son champ
visuel. Petit à petit nous comprenons, elle comprend, qu’elle entame un chemin de repli vers
ce pays où le cerveau va devoir se battre pour conserver les images qu’il a emmagasinées
durant sa longue vie et bricoler avec un reste de vision périphérique pour inventer ce qu’il ne
voit plus. Peu de temps après, je commence une nouvelle série de photos sur les plages,
“J’habite un tourbillon d’écume“
fort différente de mon travail passé, qui était précis, net, minutieux et vif. Je ne peux le
dire autrement : jaillissent de mon boîtier des images floues, heurtées, filées, surexposées
qui m’ont fait penser au travail de Gerhard Richter sur le débordement. Il a fallu comme lui
« accepter de perdre l’illusion de l’exactitude, la certitude de ce qui va se produire ». Ce qui
apparaissait nettement à mes yeux se dissolvait aussitôt comme un pigment répandu sur
l’image, accident à la fois graphique et signifiant. Par ces représentations évanescentes de
la réalité, j’espérais rendre compte de sensations paradoxales, imprimer du mouvement aux
postures, rendre visible l’imaginaire, donner une forme aux cris et une chance au hasard.
Comme si les cinq sens…(sens) dessus-dessous, se mélangeaient et s’échangeaient.
On me fait alors prendre conscience que mes photos sont floues depuis que ma mère perd la
vue. Incrédule au départ, je ne peux finalement que l’admettre. Chaque image parle de ce qui
s’efface et porte en elle sa disparition.
A chaque visite la vue de ma mère me préoccupe toujours plus, son regard ne se fixe plus, il
est comme rentré à l’intérieur d’elle-même. Lors de rendez-vous chez l’ophtalmo où je
l’accompagne, l’imagerie médicale, porteuse des pires nouvelles dans cette détérioration
inexorable, me semble fascinante, belle et effrayante à la fois.
Sur mon écran d’ordinateur se bousculent alors des images et des mots inconnus. Maculas
exsudatives, œdèmes, tumeurs oculaires, métamorphopsies, échographies iriennes, plages
floues, courbes, imagerie médicale, paysages dans le brouillard, ruines romaines, comptes-
rendus de protonthérapie s’interpellent, se heurtent, se contredisent ou se ressemblent.
La situation de ma mère me ramène brusquement à ma propre expérience médicale et je revis
cette peur qui nous unit : perdre la vue. Je reprends conscience de cette tumeur irienne,
noire comme une touche de peinture éclaboussant depuis trente ans mon iris, que j’ai appris
à aimer puis à ne plus voir, et qui le rend tout à fait unique.
C’est là que commence « Le temps du chaos » .
Vous pouvez aujourd’hui découvrir quelques chapitres de ce travail:
“Calligraphies des ténèbres”,
“Soleils noirs” et “Nuits blanches”,
et “The pink disease”
